Babel, c’est sensé être la punition de Dieu, mais comme mon ami philosophe Georges Steiner, je pense plutôt que c’est une bénédiction, la richesse des langages, la diversité de façons de penser…
Vendredi 27 janvier 2017 : Septième séance de la Résidence In Situ au collège Albert Camus de Rosny-sous-Bois
Ce matin, nous sommes nombreux dans la salle A22 de Pauline Élion, professeure principale et professeure de français, qui cette fois n’est pas là pour nous accueillir, la séance ayant lieu hors de ses heures de cours. En effet, il n’a pas été évident de fixer une date qui puisse convenir au plus grand nombre pour cette séance de ‘passation’ entre Cécile Ladjali et Marco Castilla. De l’association, nous sommes venus à deux, Sébastien et moi, avec le renfort de nos amis de la médiathèque Marguerite-Yourcenar de Rosny-sous-Bois, Arab, Cécile et Marie. Yasmine di Noia, chargée de mission à la Culture et l’Art au Collège, est là elle aussi, accompagnée de Bahar Makooi, la journaliste en résidence nomade dans le département. Et bien sûr, il y a les professeurs venus curieux assister à cette séance un peu hors norme, Mme Marie-Line Oudin, professeure d’histoire qui est déjà venue à plusieurs reprises, Mme Céline Mansouri que nous rencontrons pour la première fois, professeure d’EPS, Mme Coquille, professeure d’arts plastiques qui a accompagné les élèves pour la sortie à la médiathèque du 13 décembre dernier. Et enfin, c’est Amandine Biget, la documentaliste du collège, qui donne la parole à Cécile qui est là pour passer le relais à Marco, mais aussi et avant ça, pour nous raconter son voyage de décembre en Iran.
Elle commence par nous montrer une photo d’elle et Mahnaz qui s’embrassent… sur la bouche ! Face aux élèves un peu étonnés, elle explique que c’est coutume là-bas. Elle nous raconte les premiers quatre jours de ballade dans Téhéran et dans les montagnes en nous montrant quelques photos. Elle rappelle aux élèves l’histoire de Mahnaz. Les élections truqués, le soulèvement étudiant, la répression dans le sang, sa prise de position, son emprisonnement pour opposition… Plus d’un mois dans une cellule d’un mètre sur un mètre cinquante. On en a mal aux membres rien que d’y penser, et dans les yeux des élèves, on voit bien qu’ils sont impressionnés. Malgré les risques d’être arrêtée à nouveau, Mahnaz a décidé de rester en Iran se battre à sa mesure contre le régime. Cécile nous dit en avoir été surprise, mais il s’avère que Mahnaz est heureuse d’être là-bas, elle dit : ‘C’est là qu’il y a des choses à faire’. Et de toute façon, son passeport lui a été confisqué. Mais elle a des soutiens, des amis qui l’ont aidé sortir de prison. ‘Des fois, elle avait les larmes aux yeux mais la plupart du temps elle était très joyeuse.’ Elle nous raconte sa joie de vivre, surtout à travers le récit d’un dîner chez Mahnaz avec des amis, son mari Oman, vétérinaire, et leur fille de seize ans. Dans les montagnes, elle ne met pas de hijab, et personne ne dit rien parce que tout le monde connaît son père. Elle va partir en Allemagne pour étudier bientôt.
Elle nous montre des photos de la maison d’Oman dans les montagnes, des photos de leur petit groupe qui se réchauffe sous des couvertures. Elle nous explique qu’avant, la maison avait un étage souterrain avec un puits d’eau chaude soufrée ‘Très bon pour la peau, ça !’, et une salle qui faisait office de salon de thé ouvert à tous.
Elle a aussi rencontré son oncle biologique et sa famille. Elle fait toujours défiler les photos : fresque des martyrs dans les rues de Téhéran, boîte à sous pour les pauvres, bazar de Téhéran… Et elle sort de son sac son roman en cours : ‘J’ai été amenée à faire des modif’. ’ nous dit-elle en pointant ce bloc de papiers noircis d’encre et submergés de post-it roses, verts, jaunes… ‘J’aurais pu l’écrire quand même comme ça. Quand on vise le cœur, l’humain, le respect de l’humanité, on peut toujours écrire. Mais d’un point de vue réaliste, il fallait changer.’ Par exemple, dans son roman, elle fait se balader son personnage principal Ann tout le temps, en vérité elle ne pourrait pas faire tant de trajets à pied. ‘Du coup il a fallut lui donner sa belle Peugeot toute cabossée !’.
Cécile n’oublie jamais qu’elle parle toujours beaucoup et propose donc aux élèves de poser des questions.
‘Est-ce que vous avez eu des problèmes ?
— Alors… Pas vraiment… Pas de graves problèmes en tout cas. J’avais apporté une bouteille de vin, parce que j’aime beaucoup ça’, nous dit-elle comme en confidence, ‘et puis là-bas, bah c’est interdit. Alors je l’ai mise dans le mini bar de l’hôtel et le soir, elle avait disparu ! J’espère au moins qu’ils l’auront bu parce que c’était quand même une bonne bouteille… Du coup là-bas, ils s’organisent. On peut se faire livrer toute sorte de choses interdites à fumer ou à boire. Ils ont un alcool très fort mélangé à de la bière à 0°, c’est dégueulasse. Puis des fois pour visiter des monuments, on se fait fouiller. Il y a une entrée pour les hommes, une entrée pour les femmes. Moi je suivais mon mari et je me suis pris un coup ! J’ai vite parlé en français pour qu’ils comprennent que je n’avais pas compris et j’ai filé côté femme. Mais bon à part ça, on n’a vraiment pas eu de soucis.’
Elle nous montre des photos d’elle en hijab sur son téléphone. Elle nous explique que là-bas dans la vie il y a le daroun, le dehors, et le biroun, ce qui se passe à l’intérieur – ‘où on peut être avec des garçons, fumer, fumer des joints, boire…’
Elle nous explique que c’est près du bazar qu’on change les rials en dollars à la volée. ‘On ne va pas à la banque, les taux de change sont plus réels ici.’ Grâce à ce voyage, elle a pu ajouter des noms de rues qu’elle ne connaissait pas, constater que le trafic est catastrophique : ‘Je ne sais pas comment les font pour ne pas se faire écraser !’. Tant de détails sans lesquels elle n’aurait pu insufflé autant de réalisme à son roman.
Elle lit un chapitre. Une nuit dans Téhéran. Ann est habillé en garçon. Elle écoute Rock’n’roll Suicide de Bowie.
‘Un autre ?’ Elle lit.
‘C’est encore la nuit ?
— Oui, tiens, vous me faites remarquer que c’est surtout ces passages là que j’ai changé.’
Elle raconte qu’il y a beaucoup de vitrines américaines, mais c’est tellement cher que les gens ne peuvent pas se l’offrir. ‘Là-bas on mange pour vingt centimes. La soupe que j’ai mangé le premier soir, délicieuse, avec plein d’herbes, un peu piquante, c’était cinq centimes !’
D’autres questions… ‘Est-ce que vous avez regardé la télé là-bas ?
— Oui un peu, c’était en persan alors on comprenait pas grand chose. Mais on a vu par exemple un sitcom de propagande contre le Shah. Il n’y aucun film avec des filles sans hijab. Même dans le sitcom alors que ça se passe avant la révolution islamique, les femmes n’en portaient pas à cette époque là !
— Et dans les dessins animés ?
— Ah je n’ai pas regardé…’
Elle lit une description du sitcom de propagande. ‘J’ai quand même senti un pays où les gens sont obligés de faire ce qu’on attend d’eux, la propagande partout… Et si je dois ajouter une dernière chose, mon anglais est catastrophique, alors APPRENEZ LES LANGUES !’
Et c’est Bahar qui posera la dernière question, elle se demande comment Mahnaz a réagi quand Cécile lui a raconté qu’elle avait parlé aux élèves de son histoire, qu’ils avaient écrit à partir de celle-ci. Et évidemment, elle était très émue.
‘Je passe le micro à Marco ?’
Marco se présente un peu : peintre, plasticien, sculpteur, photographe ; il a un certain nombre de cordes à son art. Très vite, il aborde son sujet et source d’inspiration principale : la Tour de Babel. ‘Est-ce que quelqu’un sait ce que c’est ?
— C’est des gens qui construisent une tour pour toucher le ciel et arriver jusqu’à Dieu, après je sais plus…
— Oui c’est un très bon début. C’est un récit biblique pour dénoncer notamment le pêché d’orgueil – hubris en grec, je crois que Cécile vous en a déjà un peu parlé – des hommes.’
Babel, c’est le brouillage, c’est la punition de Dieu. Avant, tous les hommes parlaient le même langage. Pour les punir de leur orgueil, qui consiste à vouloir s’élever aussi haut que lui, Dieu va les diviser en créant plusieurs langues, ce qui rend toute communication impossible. ‘On appelle ce passage la confusion des langues.’ Suite à quoi les hommes se disperseront à travers le monde. Paul et Patrick font tous les deux une lecture de textes de la Bible sur Babel tandis que Marco fait défiler des représentations iconographiques de la tour au tableau.
Il nous raconte l’origine de Babel. Tout commence en -600, -300 avant J.C., à Babylone, en Mésopotamie. ‘C’est un peu au-dessus de Persépolis en Iran pour vous situer. C’est le berceau de l’écriture.’ Marco donne l’étymologie du mot, de l’akkadien bāb-ili : ‘les Portes [bāb(um)] de Dieu[ili(m)]’. En -300, -600 avant J.C., une invasion perse ravage Babylone. Les images défilent. Tombeau de Darius Ier. Capture d’écran de la série Arte Alexandre Le Grand, le Macédonien, dans les jardins suspendus de Babylone. Tableau de Brueghel l’Ancien, la représentation la plus connue de la Tour de Babel, 1563. ‘Il s’est inspiré du Colisée après l’avoir visité notamment parce qu’il représentait pour les chrétiens de l’époque le symbole de la démesure et de la persécution. À Rome, les martyrs chrétiens y étaient jetés au lions.’ Son fils, Brueghel le Jeune, en a fait une copie. La Tour de Babel de Lucas van Valckenborch. Gustave Doré, La confusion des langues. Tous ont repris le modèle de Brueghel l’Ancien. Le minaret de Samarra en Irak s’en inspire également.
‘On retrouve aussi cette référence dans beaucoup de films comme dans le paysage de gratte-ciel de Blade Runner, un film de science-fiction avec Harrison Ford, inspiré de la BD Immortel d’Enki Bilal, ou du film Metropolis, moins récent, il y a une belle métaphore à Babel. Les pauvres vivent dans les bas-fonds de la cité tandis que les riches vivent dans des sortes de jardins suspendus. Elle est très souvent reprise dans la SF, il y a plein d’autres exemples, dans 1984 de George Orwell, le Ministère de la Vérité…’
Marco reprend l’histoire de la ‘vraie tour de Babel’. C’était à la fois une église, une mosquée, une synagogue, un lieu de piété et de foi. On appelle ça une ziggurat, à cette époque il y en avait partout. On disait que Dieu pouvait y descendre, et ainsi, les rois pouvaient se rapprocher de la divinité. Celle de Babylone s’appelait Etemenanki, ce qui signifie ‘la Maison du ciel et de la terre’, et qui était dédiée au Dieu Mardouk. Ce sont des fouilles allemandes qui ont révélé ses fondations : 91m de côté pour 90m de haut. ‘Malheureusement, à cause des guerres, ces sites archéologiques sont très difficiles d’accès depuis un quart de siècle. En 2003, les États-Unis ont détruit des sites très précieux en Irak, Daesh aussi aujourd’hui détruit beaucoup de ces lieux historiques.’
Marco conclue cette longue présentation passionnée : ‘Nous avons donc un récit biblique, une énième version de la chute, le symbole de l’orgueil et la punition de Dieu.
— Enfin, on n’est pas obligé de le voir comme ça.’ intervient Cécile. ‘Babel, c’est sensé être la punition de Dieu, mais comme mon ami philosophe Georges Steiner, je pense plutôt que c’est une bénédiction, la richesse des langages, la diversité de façons de penser…’
Marco évoque les premiers fondements de sa tour à lui. ‘Quand j’ai voulu faire ma tour, je ne me suis pas documenté tout de suite. J’aime mieux commencé avec ma pensée brute.’ Il nous parle du mouvement Bauhaus, de l’art brut dont il s’est inspiré. En France, Le Corbusier est probablement l’artiste le plus connu de ce mouvement et dont l’œuvre est la plus représentative de l’architecture brutaliste. Des photos défilent, et cette fois, les élèves en reconnaissent les bâtiments… Le Whitney Museum of American Art de Marcel Breuer, les Tours Aillaud à Nanterre, les Choux de Créteil, de Gérard Grandval.
‘Quand on est artiste, on l’est pour se faire plaisir, et avec ce projet c’est ce que j’ai fait. J’ai utilisé les matières que j’aime travailler, le bois, le fer, la résine, et je me suis laissé porter par toutes les inspirations dont je vous ai parlé.’ Il projette les différentes étapes de sa tour – qui fait plus de 8m maintenant ! Il y fait un hommage au constructivisme communiste. Il a ajouté des mots écrits dans l’alphabet cyrillique et en capitale, avec différentes typographies dont ils nous montrent quelques exemples.
L’heure de la fin de séance approche, Marco expose ses propositions pour les ateliers avec les élèves. Ils réaliseront tous un dessin d’une tour de Babel de leur inspiration et parmi tous ces dessins ils en choisiront 6 qu’ils réaliseront en maquette d’environ 1m. Puis, vers la fin de l’année, il les emmènera dans les rues de Rosny-sous-Bois pour photographier la tour qui est la plus babylonnesque à leurs yeux. Pour sûr, ils offriront de belles vues à leur tour…
2017-2018 : Résidence In Situ de Muzo au collège Jean-Moulin de Neuilly-Plaisance
2016-2017 : Résidence In Situ de Cécile Ladjali et Marco Castilla au collège Albert Camus de Rosny-sous-Bois
- In situ… comme si vous y étiez !
- Lettre de Cécile Ladjali aux professeurs du collège Albert Camus
- Ces merveilleux dessins permettent aux hommes d'être ensemble
- Du haut de ses treize ans, elle nous montre la vie dans son indignation magnifique.
- Le cinéma, c'est un langage parmi tant d'autres. Et comme la littérature, il pose un regard sur le monde.
- 'Certains y voient de la laideur, d'autres y trouvent de la beauté, Cécile de la poésie' Marco Castilla
- Les mythes nous aident à comprendre les phénomènes humains en profondeur.
- Les couleurs que je vais voir, les gens que je vais rencontrer, les regards que je vais croiser, les sons que je vais entendre, les odeurs que je vais sentir… Tout ça va me nourrir pour écrire
- Le spectateur fait l'œuvre
- Babel, c'est sensé être la punition de Dieu, mais comme mon ami philosophe Georges Steiner, je pense plutôt que c'est une bénédiction, la richesse des langages, la diversité de façons de penser…